Inclut CD avec : M. Nomized, Denis Frajerman, Trespassers W, Ende Shneafliet, Le Kolektif Undata, Thermo, Macrocoma, The Blizzard Sow, 1 KA.
Interview de Cor Gout par Maxime Lachaud,
paru dans le Magazine Douche Froide n°3, Eté 2004.
TRESPASSERS W
Créé en Hollande en 1984 par Cor Gout et Wim Oudijk, Trespassers W s’affirme, dès ses débuts, comme bien plus qu’un simple groupe de rock mais comme une organisation multimédia. Théâtre, musique, radio, littérature, films, rien ne leur échappe. Tour à tour rock, psychédélique, pop, expérimental, le spectre musical de Trespassers W est extrêmement large et toujours aussi passionnant et aventureux au bout de vingt ans d’activité.
Entretien avec Cor Gout, l’écrivain-poète-chanteur à l’origine de cette entreprise déroutante.
Trespassers W est à la fois un groupe, une organisation multimédia, c’est aussi un magazine. Comment définiriez-vous TW ?
Une unité multimédia dans laquelle le groupe joue la part la plus importante. Nous encourageons les collaborations entre les disciplines artistiques. Nous mettons ce principe en pratique avec le groupe et avec tous les projets parallèles.
Peut-on dire que Trespassers W tourne autour du personnage Cor Gout ?
J’ai commencé l’organisation et le groupe, donc oui, je suis à l’origine. Mais à l’intérieur du groupe, chaque individu joue une part égale. La seule différence est que, dans la plupart des cas, j’invente les projets et j’arrive avec les sujets. Ensuite, les musiciens aident à donner forme à ces idées. Sans de grands musiciens et compositeurs comme Wim Oudijk, Lukas Simonis, Frank van den Bos et Ronnie Krepel, TW ne serait pas devenu ce que c’est aujourd’hui.
Et qu’est-ce que ça veut dire au juste : Trespassers W ?
C’est tiré de « Winnie l’Ourson » de A.A. Milne, un livre pour enfants. Les mots « Trespassers W » sont écrits sur une pancarte dont une partie a été arrachée. Donc après le « W », quelque chose a dû se perdre (sûrement « ill be prosecuted », « défense d’entrer sous peine de poursuites »). Le porcelet « Piglet » trouve cette pancarte à l’entrée du bois et l’interprète comme un signe pour que sa maison soit construite à cet endroit précis. Il pense que Trespassers W doit être son arrière grand-père qui avait autrefois résidence ici. Donc, en résumé, il s’agit d’un signe au bord d’une aire où il n’y a pas de règles et de sens définis qui s’appliquent et que le passant peut interpréter selon sa subjectivité.
Vous avez collaboré et collaborez toujours avec de nombreux artistes et musiciens (Jos de The Ex, Alain Neffe et Nadine Bal de Bene Gesserit, Lukas Simonis et bien d’autres). Est-ce que les collaborations font partie du projet Trespassers W?
Oui, des artistes provenant du monde du cinéma, des arts graphiques, de la danse et de la musique. Nous travaillons avec différents invités juste pour obtenir l’atmosphère que nous voulons pour une chanson ou un concept. Lukas Simonis a été un membre de TW pendant de nombreuses années. A mon avis, ses meilleures heures étaient avec TW, mais en dehors de ça, il a fait de bonnes choses!
Quand j’écoute vos textes et parfois la musique, j’utiliserais des termes littéraires du fait qu’il y a beaucoup de références littéraires (Boris Vian, Beckett…).
Je suis également auteur (en dehors de mes activités de chanteur), donc il y a une affinité avec des écrivains du passé et du présent. Et juste comme ils pénètrent mon monde littéraire en tant que forces stimulantes, j’essaie de pénétrer leur univers littéraire de façon à les comprendre, faire partie de leur monde, les garder en vie.
Seriez-vous d’accord pour considérer votre musique comme une sorte de « théâtre de l’absurde »?
On pourrait dire ça. Nous plaçons notre musique à l’intérieur de contextes, dans un lieu, un espace, donc c’est théâtral. « Absurde » est un adjectif juste dans le sens où nous créons des situations et des atmosphères oniriques en lien à la réalité (parfois même la réalité politique), mais d’une manière indirecte, à travers des sentiments plus qu’à travers des logiques de rationalité.
Il y a aussi des références au cinéma (« Potemkin » d’Eisenstein), à la peinture et à la chanson française (Brel, Nougaro, Piaf, Gainsbourg) entre autres, c’est un panorama très large.
Oui, c’est la même chose que pour les auteurs que j’admire. Le mot pour ça, « s’écrire dans le texte des autres », pourrait être la « grammatologie », un concept tiré des écrits de Derrida. J’essaie de laisser les artistes (Mahler, Beckett, Eisenstein, etc) revivrent à l’intérieur de notre/mon monde.
Vos thèmes sont tout aussi hétéroclites que la musique. Quelle serait, pour vous, l’unité de TW?
Je pense: (ré-)animer les arts, les objets, les racines et les lieux que je/nous aimons, considérant tous ces éléments comme des traces que nous avons suivies inconsciemment d’abord, puis après, se rendre compte de leur pouvoir et leur poésie, revenir sur les pas (les suivre en sens inverse). La musique de TW est avant tout de la poésie, pas seulement dans les paroles, mais dans la musique aussi (du moins, nous essayons d’y arriver).
Certains de vos spectacles et certaines de vos chansons ont été inspirées par la ville dans laquelle vous vivez, La Haye. En quel sens, la ville et l’architecture de la ville influencent votre travail, si tel est le cas?
C’est évidemment le cas. La question « qui suis-je? » est très proche de la question « où suis-je? ». Je suis fortement conscient de fait que j’ai été « élevé » par la ville dans laquelle je vis. Quand je roule en bicyclette à travers la ville, je ressens comme si les lieux me parlaient. Ils me racontent des histoires de leur passé et leur présent, des gens qui ont vécu ici ou qui s’y sont éparpillés, de mes propres expériences à cet endroit précis, etc. Dans mon travail, les lieux de la ville sont plus des « personnages » que des décors.
Ressentez-vous une atmosphère particulière?
La Haye est une très belle ville mis à part les nombreux endroits qui ont été ruinés par des promoteurs immobiliers. Il y a beaucoup de différences (les gens élégants et les gens ordinaires, les riches et les pauvres, la vie citadine et le calme des banlieues, la nature et la culture, l’architecture provinciale et l’architecture tapageuse, des immeubles ridicules, etc), qui créent des espaces ouverts, des possibilités pour bouger, choisir, échapper, rêver. L’atmosphère générale est l’ « âpreté », des travaux en chantier, la formalité, comme si nous vivions toujours dans un monde de lignes droites et de noir et blanc, qui n’est pas sans rappeler les années 50.
Vous avez fait une cassette nommée « Who’s Afraid of Red, Yellow and Blue? », est-ce un hommage à Barnett Newman?
Oui, un art si direct et sans compromis que ça effraie encore les gens à un tel point qu’une personne a essayé de détruire la peinture lorsqu’elle fut ré-exposée à Amsterdam. D’une manière ironique, nous avons ajouté le sous-titre: Aimez-vous Trespassers W? (au lieu de Brahms), parce que nous pensons que les gens fuient parfois notre musique pour les mêmes raisons.
Connaissez-vous la chanson du même titre de La STPO?
Non, je ne la connais pas. Je serais intéressé pour l’écouter!
Tous vos premiers travaux ont été réédités dans de très beaux boîtiers par Mécanique Populaire. Le design, l’emballage et le graphisme de vos enregistrements sont souvent soignés et semblent aussi importants que la musique. Est-ce le cas?
Bien sûr. Après tout, nous sommes une unité multimédia. En dehors de ça, dans les arts, la forme et le contenu doivent être connectés, voire unis comme une seule et même chose.
Comment êtes-vous entrés en contact avec ce label français?
Jef Benech, qui dirige le label, était intéressé par notre musique bien avant qu’il crée son magnifique label. Puis, il m’a demandé si nous voulions donner nos enregistrements originaux pour des ressorties des vieux vinyles. Il se trouve que Jef est un très bon musicien et un très bon graphiste, donc nous sommes fiers que ce soit lui qui l’ai fait.
Quels sont les artistes que vous appréciez aujourd’hui?
Tu veux dire encore en vie? En voici quelques uns: Bene Gesserit bien sûr (nous avons toujours adoré ce duo belge), Lilani & Prop (un duo hollandais), ZIMIHC (de la pop-cabaret hollandaise), Joop Visser (un hollandais qui a débuté dans les années 50), Lukas Simonis (dans ses différents projets), Sébastien Morlighem (un peintre parisien), Dick Annegarn, Dominique A, Brigitte Fontaine, Maisie (une diva insensée italienne), Didi de Paris (poète belge), Van Dyke Parks, Robert Wyatt, Marcel van Eeden (graphiste hollandais), Moritz Ebinger (graphiste suisse vivant en Hollande), Robert Kroos (mon compagnon dans le duo techno-narratif Gergelijzer), Lars Von Trier (cinéaste danois), Aki Kaurismaki (cinéaste finlandais).
Comment expliqueriez-vous l’évolution musicale de Trespassers W, qui est devenue de plus en plus expérimentale avec les années ?
D’abord, nous avons grandi de façon logique. Un autre fait important est qu’au début nous voulions garder le son studio le plus proche possible du son « live ». Nous faisions beaucoup de concerts à l’époque et ce que nous jouions sur scène devait être comparable au son studio. Plus tard, nous avons commencé à utiliser le studio de plus en plus comme un instrument. Donc les structures et les constructions des morceaux sont devenues de plus en plus sophistiquées, les atmosphères se sont approfondies (aussi avec l’aide des samples, de l’électronique et d’instruments « étranges »). Pour les concerts, nous avons commencé à « ré-arranger » les morceaux.
Que pensez-vous de la scène musicale en Hollande, de Minny Pops, Mecano, Esquisses à des groupes plus récents, pensez-vous qu’il y a un son particulier à cette scène ?*
J’aime beaucoup Minny Pops et Mecano. Il y a eu de la très bonne musique dans les années 50 (les Tielman Brothers et d’autres groupes indo-hollandais), dans les années 60 (Robbie van Leeuwen et ses groupes The Motions et Shocking Blue), et les années 70 (Supersister de Robert-Jan Stips). Puis dans les années 80 il y a eu The Ex, un groupe excellent qui mêle force et sensibilité (ils se font un peu vieux maintenant). Mais tous ces talents furent plutôt accidentels. La plupart des groupes hollandais aspirent à être célèbre avec du rock mielleux et de la techno. Il est dur de trouver un groupe avec de bonnes paroles et un penchant poétique. Nous nous sentons un peu seuls à ce niveau-là. Des groupes comme ZIMIHC et Lilani & Prop s’en rapprochent, mais il leur manque notre long parcours, avec tous les concerts, les projets, les enregistrements. S’ils avaient ça aussi, ils seraient super ! Cela dit : ils sont excellents !
« Leaping the Chasm » fut vraiment une œuvre-maîtresse et se présente comme un hommage au XXe siècle ou un voyage dans le siècle au travers de votre propre subjectivité.
Exact.
Nous sommes en plein dans le thème qui nous intéresse ici, « la subjectivité du réel ». Pouvez-vous nous parler de ce concept-album ?
Oui, bien sûr. Dans cet album, j’ai lu le XXe siècle comme un livre, en chapitres. Ces chapitres représentent des scènes dans l’histoire du XXe siècle. Pourquoi ? Parce que dans ces scènes biographiques, tu tends à trouver des lueurs pour te guider, des inspirations, des questionnements, des aspirations, des conforts et des risques dans la réalité factuelle ou dans la culture, de manière à apprendre d’eux ou de trouver ta force en eux. Donc le prologue est la lumière qui guide l’inspiration. Chapitre 1 : les lumières du phare qui te ramènent chez toi mais qui peuvent aussi te rendre fou quand les lumières sont trop vives et te jeter l’anathème. La lettre (chapitre 2) est le « texte » de Derrida dans lequel tu inscris tes propres mots et tes propres phrases. Le chapitre 3, les Trous, est sur les vides, les blancs que tu trouves dans le monde rationnel, le monde organisé de la politique, de la morale et de la culture (et aussi dans le texte : nous écrivons un texte sur un texte sur un texte, mais à la base, il n’y a pas de « texte défini »). Il s te donnent un espace de liberté, mais ils peuvent aussi être des obstacles. Pour être capable de faire face à eux, tu dois être plus fort que l’homme « ordinaire » qui hésite et refuse d’accepter le pari. En pleine crise d’angoisse, le trou devient un gouffre, un abîme (chapitre 5), donc il ne te reste qu’une option : revenir là où tu as commencé ou sauter (chapitre 6 : Le Bond). L’épilogue c’est la lumière qui guide, atteinte par le fait d’avoir poursuivi ton projet jusqu’au bout, d’aller d’une conduite intérieure que tu ne peux refuser, un procédé dans lequel tu expérimentes quelque chose comme la « vérité ». Dans l’histoire, il n’y a pas de vérité : juste l’expérience, l’encouragement, la nourriture pour l’esprit, les obstacles à vaincre.
Il y a aussi un fort aspect politique et historique dans votre œuvre. Dans « Fly up in the Face of Life », la chanson “Kite in Weimar” compare la politique allemande de 1922 et celle de 1992 par exemple. Il y a aussi « Save the Dormouse », l’ex-Yu single, « Paris in between the Wars », le magazine et le 45 tours sur le néo-fascisme. Mais en même temps, je ne vous ressens pas comme un commentateur historico-social mais plutôt comme un poète satirique. Pourquoi cette attirance envers la politique et l’histoire ?
Tu as raison. Mon approche de la politique est poétique. Dans les chansons dites politiques, j’essaie de trouver un symbole ou une matrice, qui peut éclairer le sujet, de manière à voir l’horreur, le non sens, l’absurdité, la tristesse ou l’inévitabilité des faits. Dans le magazine et le 45 tours Punk./Punkt. sur le néo-fascisme, nous ne voulions pas inclure de l’ « agit-prop », des slogans ou une idéologie, mais des articles et de œuvres sur l’idée générale de fond, c’est-à-dire, la peur de l’autre (la personne qui est différente de toi, « l’autre en toi-même », cette sorte de thème).
Vous avez fait une reprise de Syd Barrett et parfois je ressens votre musique comme psychédélique. Que pensez-vous de la musique psychédélique ?
Ça peut être une facilité comme ça peut être très bien ou même t’emporter la tête quand c’est bien fait. Quand la musique peut traduire la désintégration ou l’explosion, la coagulation ou la brillance de l’esprit, c’est une démarche excitante.
Votre CD « Sex (and the end of it) » est considéré comme étant la première partie d’une trilogie sur le sexe, la drogue et le rock n’roll… Pouvez-vous nous en dire plus sur cette trilogie ?
C’est lié à la question et à la réponse précédente. Dans « Sex (and the end of it) », nous essayons de traduire le corps en différentes étapes à travers musique et paroles. Dans « (The) Drugs (we all need) », c’est la traduction de l’esprit (et ses différents états) à travers musique et paroles. Dans « Rock n’Roll (it’s only us) », nous essayons de traduire l’unité du corps et de l’âme (ou esprit), étant l’attitude, le style, le rythme d’une personne, à travers musique et paroles.
Quels sont vos projets?
A partir d’octobre/novembre et les mois qui vont suivre: la comédie musicale expérimentale « Ieplaan ». Travailler sur le CD « Gergelijzer » (Robert Kroos et moi: des histoires dans lesquelles les sons jouent un rôle, combinés à de la musique électronique, contenant des samples, sans rythmes et plus « composée » que « mixée »).
Envisagez-vous de faire des concerts en Europe, peut-être en France?
Nous adorerions. Si quelqu’un en France pouvait organiser quelques dates, nous serions très heureux de venir. En ce moment, il y a pas mal d’intérêt pour TW en Italie, donc nous pourrions faire la France et l’Italie en une seule tournée.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment?
Ieplaan (répétitions), écrire des histoires pour mon prochain livre (mon dernier livre, Noirette, vient juste de sortir: il y aura une édition française très bientôt, qui sera publiée par RYTRUT de Grenoble), faire la promotion de Noirette et écrire des chansons pour le CD « Rock n’Roll ».
Propos recueillis par Max
DISCOGRAPHIE :
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Burn it down EP, 1984
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Straight Madness LP, 1985
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Paris in between the Wars EP, 1986
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Pretty Lips are Red LP, 1987
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The Ghost of the Jivaro Warrior LP, 1987
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Dummy DLP, 1988
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Potemkin LP, 1989
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Macht Kaputt EP, 1989
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Aimez-vous Trespassers W? Songs of Life in Death C46, 1990
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Kinder mini LP, 1991
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Roots and Locations LP, 1991
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EP-Rayé split EP, 1991
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“5, 4, 3, 2, 1,…0” LP, 1993
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Punt./Punkt Magazine and DBB/TW-EP Potemkin EP, 1993
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Boekelaar, Back EP, 1993
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Who’s Afraid of Red, Yellow and Blue? Odes and Parodes C50, 1993
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Heck’s EP, 1994
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Fly up in the Face of Life CD, 1996
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The Conspiracy split EP, 1998
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The Ex-Yu single, 1998
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Leaping the Chasm CD, 2000
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Vlucht Over Den Haag CD, 2000
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De Voetbal CD, 2001
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Cover Collection 25 cm, 2001
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Scheveningen, op locatie CD, 2001
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Textuur CDR, 2001
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Sex and the End of It CD, 2002
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Straight Madness (reissue) DCD, 2003
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Pretty Lips are Red/The ghost of the Jivaro Warrior (reissue) CD, 2003
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Ieplaan, CD, 2003
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Pretty Lips are Red & The Ghost of the Jivaro Warrior (reissue), 2004
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Drugs We All Need, CD, 2005
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Noble Foly of Rock’n’Roll, 2006