CHANSONS D’AMOUR, CRASS
LA FEMELLE DU REQUIN, Sylvain Nicolino, 2006
OBSKURE.com, ZICAZIC.com
« Il est parfois nécessaire de faire un peu d’Histoire. Le groupe Crass est considéré à juste titre comme le père de la mouvance anarcho-punk. Collectif d’artistes de tous âges et tous niveaux socioculturels, Crass s’est formé en 1977 et s’est sabordé, comme cela était annoncé avec cette ironie discrète : « Nous arrêterions le groupe en 1984, ce qui, Big Brother ou pas, nous donnait sept années pour changer le monde, et le reste de nos vies pour nous désinstitutionnaliser nous-mêmes. » (p. XXI) Dans l’intervalle, le groupe a montré la voie de l’indépendance réelle à l’heure où les Pistols signaient chez EMI et les Clash chez CBS, a milité contre le sexisme, pour l’écologie, contre le nucléaire, contre le fascisme, pour la paix, et, surtout, ce groupe a énoncé une bonne fois pour toute que le punk était mort en 1978. A la mort du groupe, ses membres ont poursuivi leurs activités et prolongé leur réflexion. Leur maison est devenue progressivement un lieu de passage pour des alternatifs du monde entier encore subjugués par la force que Crass communiquait. On raconte que plus d’un million de disques de Crass se sont vendus ; il faut dire qu’en plus de la musique, des propos, des prix attractifs, les visuels et l’iconographie de Gee Vaucher faisaient de ces disques des objets recherchés ! Leur impact a été bien plus profond dans l’Angleterre de Thatcher qu’en France. Les pessimistes d’alors, aux jeunesses et adolescences gâchées par la crainte de la bombe nucléaire, ont trouvé via le groupe un moyen de se libérer, d’oser faire et dire ce qu’ils souhaitaient, ont réussi à être eux-mêmes, intégralement et dans le respect de la dignité des autres. Plus d’une centaine de groupes se seront ainsi retrouvés sur les compilations de Crass, les « Bullshit Detector » , « Chansons d’Amour », le titre de ce recueil de textes sonne comme une blague pour ceux qui douteraient du rapport entre punk, anarchie et humanisme. Je pourrais renvoyer au premier des livres publiés par l’éditeur français, « La Philosophie du Punk » de Craig O’Hara pour prouver les accointances multiples entre punk et humanisme, je préfère citer les propos de Penny Rimbaud : « En conclusion, vous pourriez très bien vous demander ce que tout cela a diable à voir avec l’amour. La réponse est simple – tout. Malgré ce qu’on voudrait nous faire croire avec les clichés d’Hollywood (…) l’amour n’est pas un produit de consommation exclusivement réservé à la possession individuelle (…), pas plus qu’il ne se réduit au cadeau d’un diamant. L’amour véritable est le combat pour libérer les esclaves qui dans leur pauvreté avilissante sont forcés d’extirper ces pierres « précieuses » de la terre. (…). L’amour n’est pas un mot, c’est de l’action totale. Plutôt que de « mettre dans un certain état », l’amour est un état d’être. » (p.XXXIV) Le livre publie la traduction de l’ensemble des textes écrits par le collectif. Pourquoi ? Parce que l’anglais n’est pas forcément accessible, parce que les jeux de mots et les références culturelles nécessitent sans aucun doute des explications en notes de bas de page, parce que l’intégrale des disques de Crass est désormais difficile à trouver (mais une réédition a vu le jour chez Southern), enfin et surtout parce qu’une nouvelle génération pourra être touchée à son tour et s’activer à la lecture des ces saines paroles. « Nous n’étions pas des imbéciles à l’époque et nous ne sommes toujours pas des imbéciles aujourd’hui, mais cela a pris un temps fou au courant dominant pour enfin en prendre conscience. » (p.XXVII)
Livre de propagande ? En partie, oui. Le contenu est fortement politisé mais aucune adhésion à un parti ne s’y décèle. Aucune philosophie ou idéologie n’y domine (même si les liens avec un anarchisme pacifié abondent). Propagande oui, mais en partie seulement. Dès la préface, le ton est donné et la critique est présente : les agressions de Crass envers la religion étaient trop véhémentes, nous explique Mark Hodkinson, des Editions Pomona (éditeur anglais de ce livre) si on considère que la religion a pu sauver des gens et leur donner espoir, si l’on considère que la religion a permis à l’art de grandir… Il ne s’agit pas non plus de propagande quand aucune solution de secours n’est programmée et que le seul but visé est l’émancipation totale de l’individu.
On lira surtout le livre pour ce qu’il est : recueil de poèmes, souvent complexes, parfois difficiles à transposer (comme par exemple avec « Systematic Death » fortement rythmée et rimée avec une concision anglaise délicate à rendre en lui conservant toute sa saveur : la fluidité de l’original ne peut qu’y perdre mais le sens y gagne et nombreuses sont les chansons qu’on redécouvre grâce à cette traduction), très souvent touchants, lyriques («Apparence de Santé » sur les sanatoriums mouroirs) ou rugueux comme des slogans voire orduriers («Ne me dis pas que tu t ’en soucies », harangue brûlante contre Thatcher), souvent en phase avec une nature Hédoniste que les auteurs croient admirer une dernière fois avant les sirènes d’alerte nucléaire. Quelques fois, ces textes sont marqués par un vocabulaire désuet (« Le Système » est l’ennemi redoutable), d’autres fois les thèmes abordés sont restés cruellement présents (refus du machisme et de l’utilisation du corps de la femme, hurlements contre des lois sécuritaires, mensonges d’Etat conduisant à la guerre des jeunes gens dépassés, viols de soldats…). L’extrême nombre de textes reproduits (84 dont certains flirtant avec les trente pages) permet un voyage en plusieurs étapes. Les deux introductions, la discographie complète et une courte bibliographie apportent les compléments essentiels pour comprendre le phénomène que fut Crass en le prenant à bras le corps. La mise en page reproduit les jeux visuels originaux : texte en croix pour «Réalité asilaire », parallélisme pour « Où est ee prochain Colomb ? », tract pour « Il n’y a Nulle autre autorité que qous-même », lettres progressivement effacées de la chanson « Raseur des eighties » quand les paroles abordent ces séries télé multi diffusées, une page noire au milieu de « Ils ont une Bombe » symbolise une explosion, des grisés sur « Bats-toi contre La guerre, pas à la guerre » représentent la montée en volume des cris d’une armée anti-guerre… Dans un déballage ni chronologique, ni alphabétique, tous ces textes sont donnés avec leur date et leurs auteurs respectifs. Les pseudos ont été conservés puisqu’il n’a jamais été question d’ego chez Crass, et c’est avec un plaisir réel que l’on recroise ces patronymes évocateurs : Joy De Vivre, Penny Rimbaud, Eve Libertine, Steve Ignorant, Gee Vaucher, Phil Free, Pete Wright… Les années babas n’étaient pas loin derrière et contrairement aux idées reçues, le punk n’a pas tout brûlé. La terre est féconde, les herbes folles poussent et les chardons se parent de leurs plus belles couleurs… L’arrivée de notre printemps vous incitera peut-être à vous charger d’un livre pour aller pique-niquer. Et ramassez vos déchets avant de rentrer chez vous. »
« Dans leurs efforts pour nous calmer, ils nous demandent
pourquoi nous n’écrivons pas de chansons d’amour.
Que chantons-nous alors, si ce n’est cela ?
Notre amour de la vie est total,
tout ce que nous faisons en est l’expression.
Tout ce que nous écrivons est une chanson d’amour. »
(« A Vos Ordres, Monsieur », p.40)